Stratégie
Mai 2024 — 15 min. de lecture
L’avenir des paiements P2P au Canada
Dans le tourbillon de nos vies quotidiennes, les transferts d'argent sont omniprésents. Que ce soit pour partager une facture lors d'un brunch le week-end, rembourser ses amis lors d’un séjour au chalet, payer son loyer, ou transférer des fonds sur son compte épargne; ces diverses opérations financières ont un impact direct sur notre vie sociale.
Pour plusieurs Canadiens, ces virements d'argent sont souvent teintés d’un sentiment de stress et de lourdeur. Les frustrations sont multiples et toutes forment un amalgame de défis qui peuvent nuire à l’efficacité et la simplicité d’une transaction; que ce soient les questions de sécurité, les limites journalières de transfert, l’ajout d'un contact, le suivi des paiements faits et non faits, la recherche de transactions, et bien plus encore. Ces frictions transforment ce qui devrait être une simple interaction sociale entre amis, en une tâche où l’aspect financier prédomine.
Les “Transferts P2P” peuvent être définis comme étant des transferts d'argent entre individus. Ils facilitent le remboursement de dettes (entre amis, en famille, entre collègues, etc.) et permettent aux individus d'envoyer et de recevoir de l'argent facilement via une application mobile ou des services en ligne, en se connectant directement aux comptes bancaires, aux cartes, ou aux portefeuilles numériques.
Cet article a pour objectif d’explorer le marché dynamique des paiements Peer-to-Peer (Personne-à-Personne) au Canada, tout en évaluant les comparables actuels de d’autres pays. Nous présenterons certaines innovations pouvant façonner l’avenir des paiements P2P au Canada, et partagerons notre point de vue sur ce que cette évolution signifie pour les canadiens et l'industrie au sens large.
Comment les Canadiens transfèrent-ils actuellement de l'argent ?
Au Canada, l’évolution vers les modes de paiement numériques et sans contact a considérablement accélérée depuis le début de la pandémie de COVID-19.1 Au cours des cinq dernières années, l’utilisation de l'argent en espèces et des chèques a connu une diminution importante, chutant respectivement de 59% et 45%, et donc marquant un changement radical dans la révolution des paiements du pays.1
Malgré ces changements d’habitudes, les solutions numériques de paiement disponibles n’ont connu qu’une avancée très limitée. Afin de mieux comprendre les différentes méthodes offertes, utilisons comme analogie les autoroutes. Actuellement, les Canadiens ont principalement deux méthodes pour transférer numériquement de l'argent à leurs amis et à leur famille : l’autoroute traditionnelle et lente, nommée le virement électronique EFT, et l'autoroute plus rapide mais avec péages, nommée le virement Interac.
1. Virements électroniques de fonds
Le système de paiement canadien actuel s’appuie sur un réseau connu sous le nom de virements électroniques de fonds (EFT). Imaginez le EFT comme une grande autoroute construite il y a plusieurs années. Cette autoroute est très fréquentée, mais en raison de son âge et de son design non optimisé, elle crée un niveau de trafic élevé. Cette méthode traditionnelle prévoit des transferts d'argent à des intervalles spécifiques tout au long de la journée, un peu comme des feux de signalisation qui ne permettent aux voitures de passer qu'à certains moments. Par conséquent, lorsque l'on envoie de l'argent, le transfert vers le destinataire n’est acheminé que lors de la prochaine intervalle disponible. Typiquement, ce processus dure de 1 à 3 jours ouvrables. Enraciné dans des systèmes désuets et complexes, combiné à une progression lente des réformes réglementaires, ce cadre nuit à l'efficacité des transferts d'argent. Selon le rapport Canadian Payment Methods and Trends Report 2023, les transactions EFT représentent 60% de tous les paiements en valeur au Canada, dépassant les autres types de paiement comme l'argent comptant, les chèques, les cartes de crédit, et les cartes de débit combinés.1
2. Virement Interac
Le virement Interac s'est démarqué comme la plateforme dominante pour les transactions P2P en utilisant sa technologie de réseau de paiement Interac, le distinguant des EFT conventionnels. Imaginez Interac e-Transfer telle une autoroute rapide. Cette autoroute est moderne et plus rapide par rapport à l'ancienne autoroute (EFT) et est conçue pour gérer facilement les transferts P2P quotidiens. Cependant, elle comporte des péages élevés. Ce système, qui est directement intégré dans les applications bancaires, est largement utilisé pour les transactions financières P2P quotidiennes, y compris le transfert d'argent entre comptes (35% des utilisateurs), le remboursement entre amis (43% des utilisateurs), et l'envoi de dons (36% des utilisateurs).2
Les virements Interac détiennent une part substantielle du marché P2P au Canada, soit environ 95%, représentant une base de consommateurs d'environ la moitié de la population canadienne.3 Ce niveau de domination dans le secteur financier du Canada, combiné à l'absence de concurrence, a entraîné un environnement stagnant, freinant l’apport d’innovations radicales. Par conséquent, les Canadiens bénéficient d’un spectre très restreint de nouvelles idées et de solutions modernes du monde de la fintech (Technologies + Finance), conduisant à une frustration grandissante et à une société économiquement et socialement paralysée.
Comme en témoignent les 20% d’utilisateurs qui expriment leur mécontentement face à la création de questions de sécurité pour chaque transfert électronique2, ou bien encore les 15% d’utilisateurs qui trouvent l'ajout d'un nouveau contact agaçant et fastidieux.2
Dans cette continuité, une limite de transfert quotidienne et hebdomadaire est imposée - pouvant aller de 3 000 $ par jour à 10 000 $ par semaine. Ces restrictions obligent ainsi les Canadiens à utiliser des moyens non performants, ni sécuritaires tels que les chèques, de l’argent comptant ou bien d’effectuer un transfert bancaire traditionnel (via EFT) lorsque d’importantes sommes d'argent sont impliquées.
Au cours des deux dernières décennies, malgré sa forte utilisation, souvent même quotidienne, le virement Interac a démontré peu d’innovation. Bien que cette solution offre des transferts d'argent presque instantanés, le service ne parvient pas à proposer une expérience utilisateur optimale, moderne et sociale.
Néanmoins, il convient de souligner que l'avenir d’Interac repose davantage sur sa collaboration significative dans l’introduction de la nouvelle infrastructure de paiement au Canada. Cette évolution a pour objectif de créer un réseau de paiement en temps réel4, conçu pour répondre aux besoins évolutifs des consommateurs et des marchands. Bien que cette modernisation structurelle ne répondra pas directement aux besoins grandissants des consommateurs de plus en plus numériques, elle représentera tout de même un véritable levier de changement pour tous les acteurs du marché, qui développeront des solutions financières plus avancées.
Ce système de paiement en temps réel (PTR) permettra le transfert immédiat de fonds, à valeur élevée et riche en informations, sans les délais associés aux transferts bancaires (EFT) et sans les multiples étapes d’un virement Interac. Cette avancée majeure améliorera l'infrastructure financière canadienne en offrant des transactions rapides et disponibles en tout temps, augmentant ainsi la fluidité et la flexibilité des mouvements d’argent. En établissant ce nouveau réseau de paiement (PTR), Interac ouvre la voie à un avenir où les paiements P2P et les besoins de paiement plus larges peuvent être repensés et transformés par d’autres innovateurs.
Quelles sont les solutions disponibles aux États-Unis et en Europe ?
Lorsque l'on se compare avec les États-Unis et l'Europe, les différences d’expérience utilisateur sont nombreuses et très évidentes.
Le marché américain, reconnu pour son adoption technologique précoce, a rapidement intégré des solutions de paiement P2P telles que CashApp, Venmo et Zelle. De son côté, l'Europe se distingue par ses cadres réglementaires favorisant l'innovation dans le domaine des technologies financières; avec une utilisation répandue de plateformes telles que Lydia, Wise et Revolut. Ces régions ont réussi à fusionner avec succès les transferts financiers rapides aux interactions sociales, un exploit qui n'a pas encore été pleinement accompli au Canada.
Venmo, une application de paiement mobile appartenant à PayPal, s'est démarquée dans le paiement numérique en combinant transactions financières et interactions sociales. Lancée initialement avec une stratégie ciblée sur les campus universitaires, Venmo a connu une croissance exponentielle, principalement grâce à sa popularité auprès des groupes démographiques adeptes de technologies innovantes. Actuellement, l'application compte plus de 90 millions d’utilisateurs. Son interface conviviale permet aux utilisateurs de partager et de commenter leurs transactions. Cette approche a non seulement renforcé l'engagement, mais a également favorisé la fidélisation des utilisateurs et son intégration dans leurs pratiques financières régulières. L'expression « Venmo me » est désormais synonyme de transactions P2P rapides et simples, démontrant son influence et son adoption généralisée. Le succès de Venmo réside dans sa capacité à rendre les transactions financières transparentes et sociales, ainsi qu’à s’immiscer au vocabulaire des américains.
Zelle est un réseau de paiement P2P leader aux États-Unis, conçu pour moderniser et simplifier le processus de transfert d'argent numériquement. Co-détenu par un consortium de banques de premier plan, Zelle se distingue en offrant un service gratuit qui ne nécessite pas de portefeuille numérique (un espace numérique pour stocker de l'argent), le rendant accessible à une plus grande masse d’utilisateurs. Sa mission principale est de fournir une méthode rapide, sûre, et pratique pour les transferts d'argent instantanés de compte à compte. L'approche de Zelle se distingue dans son intégration avec les applications bancaires mobiles existantes, permettant aux utilisateurs de réaliser des transactions dans un environnement qui leur est familier.
Wise, anciennement connue sous le nom de TransferWise, a transformé la manière dont l'argent est transféré à l'international. Fondée en 2011 avec pour mission de rendre les transactions financières internationales instantanées, et moins chers, Wise a rapidement étendu sa base d'utilisateurs à 16 millions d’utilisateurs. L’entreprise traite plus de 15 milliards de dollars canadiens en transactions transfrontalières chaque mois et permet aux clients d'économiser environ 2,5 milliards de dollars canadiens annuellement en frais par rapport aux solutions des banques traditionnelles.5 L'Europe constitue le marché principal de Wise, générant plus de la moitié de ses revenus. De plus, l'entreprise connaît également une croissance significative en Amérique du Nord et dans la région Asie-Pacifique.6 Le produit phare de Wise, le compte multi-devises, offre aux utilisateurs la possibilité d'envoyer, de dépenser, de recevoir et de conserver de l'argent dans plus de 50 devises.
Revolut est reconnue pour son application exhaustive, proposant une gamme de services financiers incluant la conversion de devises, la gestion budgétaire et l’échange de crypto-monnaies. Une caractéristique essentielle de Revolut est son système de paiement P2P, permettant aux utilisateurs de transférer de l'argent sans frais aux utilisateurs du réseau Revolut. Cette fonctionnalité est particulièrement séduisante pour une clientèle internationale orientée vers le mobile, offrant une solution pratique pour les transactions nationales et transfrontalières. Revolut a étendu ses services à l'échelle mondiale, avec une importante base d'utilisateurs en Europe et une présence croissante sur d'autres marchés. Son succès réside dans sa capacité à fusionner les services bancaires traditionnels tout en demeurant une application autonome.
L’adoption de ces solutions de paiement P2P phares en Europe et aux États-Unis a été fortement influencée par les contextes réglementaires propices à l'innovation dans ces régions respectives. En Europe, le secteur des paiements a subi d'importantes transformations, notamment suite à l'adoption de la directive révisée sur les services de paiement (PSD2), qui a joué un rôle crucial dans l'évolution du domaine des paiements.7 De même, aux États-Unis, un environnement réglementaire progressiste combiné à une infrastructure technologique avancée ont facilité la croissance des fintechs.
Qu'est-ce qui ralentit le Canada ?
Contrairement à l'Europe, l'écosystème bancaire et technologique du Canada fait face à des défis qui freinent l'innovation en fintech. Le cadre réglementaire canadien n'avait pas anticipé les avancées nécessaires dans ce secteur, engendrant ainsi un important retard par rapport aux autres pays de l’OCDE. Toutefois, des propositions législatives récentes, telles que la Loi sur la protection de la vie privée des consommateurs et la Loi sur les activités de paiement de détail, commencent à apporter la clarté réglementaire tant attendue, même si elles sont encore en cours d'élaboration.8
De plus, les régulateurs canadiens sont en train de préparer le déploiement du système d'open banking, ou banque ouverte. À l'heure actuelle, l'absence de ce système représente un défi supplémentaire pour les entreprises qui souhaitent offrir à leurs utilisateurs un accès sécurisé à leurs données financières, tout en garantissant un niveau élevé de protection de la vie privée. Ces réglementations, combinées à l’oligopole des banques, explique le manque de compétition et d’innovation.
Malgré ces défis, les Canadiens se sentent prêts, avec plus de 66 % de la population exprimant la volonté d'utiliser de tels services modernes s'ils étaient disponibles.1
Quel avenir pour les Canadiens ?
Outre le cadre réglementaire en évolution, l'introduction des paiements en temps réel, pour le moment planifiée pour 2026 au Canada, marquera la plus grande avancée structurelle et débloquera ainsi le potentiel pour des solutions financières plus innovantes, rapides, sociales et sécurisées. L'engagement d'Interac dans le développement de cette infrastructure de paiement en temps réel (PTR) au Canada est rassurant et pave la voie à des collaborations entre fintech et banques afin de dynamiser le secteur des services financiers du pays.9 On peut penser que le le Canada se dirige vers une société sans espèces, reflétant les transformations observées dans d'autres économies modernes. Il y a d’ores et déjà une forte demande pour des méthodes de transfert d'argent numérique efficaces et innovantes. Ces méthodes pourraient apporter des bénéfices économiques et sociaux significatifs à la vie financière des citoyens.1
Les Canadiens, traditionnellement prudents avec leurs finances, adoptent de plus en plus les options de paiement numérique et sans contact, recherchant des expériences sociales, instantanées et fluides. Une enquête de la Banque du Canada a révélé que près des deux tiers des petites entreprises acceptent désormais les paiements en ligne, et les transactions sans contact ont connu une croissance significative.10 Ces tendances suggèrent que le marché est fin prêt pour une solution de paiement P2P indépendante qui combine l'aspect social de plateformes comme Venmo avec une intégration fluide dans les activités bancaires à l'image de Zelle.
Une chose est certaine : nous sommes à l'aube d'une nouvelle ère qui promet d’enrichir et de simplifier nos interactions monétaires au quotidien.